La prière de l'athée
Article paru dans l'édition du 02.04.88
ANS les situations de détresse profonde, l'athée éprouve la nostalgie de la prière. Ce serait bien si moi aussi je pouvais implorer, supplier, dire comme le Christ: "Faites que ce calice passe loin de moi !" C'est une tentation qui est perçue comme telle : ce serait bien, mais je n'en ai pas le droit, ce serait une abdication, un abaissement que je ne peux pas me permettre.

Est-ce bien le cas ? N'y a-t-il pas dans cette attitude le reflet d'un choix profond fait par notre civilisation il y a très longtemps et dont nous sommes encore dépendants ?

On ne peut pas écrire l'histoire à l'envers. Nous sommes embarqués dans un mode de penser, de nous conduire, de vivre qui a été modelé par des siècles de vie chrétienne ; vouloir s'en affranchir aujourd'hui n'est peut-être pas raisonnable.

Encore faut-il comprendre correctement cette attitude et lui donner un langage cohérent avec notre temps. Non nova sed nove, pour reprendre l'adage du Moyen Age: il ne s'agit pas de dire de nouvelles choses, mais de réexprimer la même réalité sous un jour nouveau, adapté à la situation actuelle.

Quel peut bien être le sens de la prière pour quelqu'un qui ne croit pas en Dieu ? Et d'abord, quelle prière ? La prière infantile, même si ce sont des adultes qui l'expriment ? Certainement pas. Pour y voir clair, il faut prendre la prière là où elle a été la plus réfléchie, là où elle est la plus officielle, c'est-à-dire dans la liturgie.

En effet, ce n'est plus une prière individuelle que l'on y trouve, liée aux aléas de la vie, de la culture de chacun, c'est une prière où l'Eglise est la plus sûre d'elle-même, où s'engage le plus toute la tradition. C'est donc là où nous trouverons le meilleur témoin du choix historique de notre civilisation.

Or la liturgie ne pousse pas tellement à la demande personnelle: elle ne la rejette pas mais elle y reste marginale. Quant à la prière d'imploration, elle la met dans la bouche du Christ: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? " Mais elle la fait suivre immédiatement par : "Mon Père, je remets mon âme entre tes mains."

La vraie prière de l'Eglise, c'est la prière du Christ, prière faite d'abandon dans les deux sens du mot: imploration parce que l'on se sent abandonné et acceptation de s'abandonner entre les mains du Père.

La prière de l'athée doit être celle du Christ : s'abandonner entre les mains du Père, c'est une manière imagée de parler. En langage d'aujourd'hui, nous dirions que c'est accepter de n'être pas le centre du monde, la source et la fin de toute chose. C'est accepter d'être un élément d'une histoire qui nous dépasse, c'est renoncer à un individualisme qui ne peut que s'exacerber face aux difficultés de la vie et finalement face à la mort.

Cette attitude d'acceptation n'est pas débilitante dans la mesure où la liturgie nous pousse à mourir avec le Christ, mais aussi à revivre avec lui : cette résurrection, il ne faut pas s'arrêter à son aspect mythique mais y décrypter un sens pour aujourd'hui.

Son sens actuel, c'est qu'il ne faut pas prendre son parti de la folie des hommes, de l'injustice : il y a une possibilité de régénération dans l'histoire et c'est à nous qu'elle est confiée, car la tradition a toujours affirmé que le salut se faisait par les hommes, non d'une façon extérieure à eux.

Allons même plus loin : la mort est vaincue par la résurrection du Christ, mais d'après la liturgie notre espérance, c'est le royaume des cieux, non d'abord notre survie personnelle. Cela veut dire que la tradition s'occupe plus de la collectivité que de l'individu. Le royaume des cieux, c'est de faire la volonté du Père et ceci est une incitation à l'amélioration, à la réforme, à la conversion.

On ne parle pas à un arbre...

Reste l'individu face à son destin, face à sa souffrance, à sa mort. Devant sa révolte (comme Job) ou son imploration (comme celle du Christ), que propose la tradition si ce n'est cette remise en place qu'est l'abandon?

L'abandon est une attitude qui se joue sans partenaire, sans interlocuteur, et celui qui ne croit pas en Dieu peut l'accepter : ce n'est pas simple à vivre, mais l'on sent bien que c'est inévitable. Mais qu'en est-il de l'imploration? Celle-ci suppose un partenaire à qui s'adresser et l'athée ne peut s'y résigner : s'il refuse la croyance en Dieu, c'est bien parce qu'il voit que la parole humaine ne peut dire qu'une parole d'homme, c'est-à-dire une parole qui s'adresse à quelqu'un. On ne parle pas à un arbre : pour parler, il faut un interlocuteur, sinon on se tait. Parler à Dieu, c'est par sa parole s'inventer un interlocuteur, et l'on préfère donc se taire.

Paradoxalement, c'est à quoi nous invite la tradition de l'Eglise : tous les spirituels font l'expérience de la nuit, de ce silence où l'expression personnelle s'évanouit. La pure prière, c'est le silence d'acceptation de l'homme devant ce qui le dépasse. Comme la tradition lui propose de le faire, celui qui ne croit pas en Dieu est invité à dépasser son cri de révolte, son imploration pour arriver à la paix de l'acceptation. Mourons avec le Christ, avec lui nous vivrons, c'est-à-dire que, si la mort est notre lot, il ne nous appartient pas de nous soucier d'elle.

Mais finalement, si la liturgie prend en compte la prière d'imploration, c'est qu'elle ne se réduit pas au cri adressé à un interlocuteur divin, c'est une parole dite en communauté. La détresse qui est la nôtre est exprimée devant les autres et ceux-ci ne peuvent être insensibles à ce que nous disons. L'imploration est source de solution humaine car la parole dite est libératrice et efficace si les autres savent l'écouter et la prendre en charge.

CIBOIS PHILIPPE