Élizabeth Teissier est à nouveau celle par qui le scandale
arrive.
L'astrologue de Télé 7jours, conseillère astrale de
François Mitterrand et d'autres grands de ce monde, ancien mannequin
et actrice, vient de soutenir à la Sorbonne une thèse de sociologie
consacrée à la "situation épistémologique de l'astrologie
à travers l'ambivalence fascination/rejet dans les sociétés
postmodernes" (Le Monde du 10 avril). Ces quelque 900 pages
ont aussitôt suscité une vive polémique. Les rationalistes,
"attardés" selon MmeTeissier, mettent en garde contre son projet
constant de réhabiliter l'astrologie à la Sorbonne, tandis
que certains sociologues dénoncent un dévoiement de leur discipline.
Le sociologue Christian Baudelot (Ecole normale supérieure), récuse
ce "plaidoyer vibrant pour l'astrologie". Le chercheur précise
qu'il est parfaitement légitime de faire une thèse de sociologie
portant sur l'astrologie, "y compris écrite par une astrologue".
Il lui semble tout aussi légitime qu'une astrologue fasse,
par ailleurs, l'apologie de l'astrologie. Mais, en l'espèce,
"c'est un scandale monumental que de laisser entendre qu'il
s'agit de sociologie", s'insurge-t-il.
Comment dans ce cas Elizabeth Teissier a-t-elle pu défendre avec
succès sa thèse, face à un jury composé de sociologues
? L'impétrante a suivi un cursus qui n'a rien d'inhabituel.
Née en 1938, titulaire d'un diplôme d'études supérieures
en littérature obtenu à la Sorbonne, avant la réforme des
études supérieures, elle a pu s'inscrire directement en
DEA de sociologie, en 1992, auprès du Centre d'études sur
l'actuel et le quotidien (CEAQ), dirigé par le sociologue Michel
Maffesoli, qui acceptera son projet de thèse. Comme le rappelle Odile
Piriou (Laboratoire de sociologie du changement des institutions), un
tel parcours est banal: un tiers des thésards en sociologie ont auparavant
exercé une autre profession, et parmi eux 42% choisissent un thème
"directement rattaché à leur activité" (Le Monde du
2 mai).
"UNE DAME DE CARACTÈRE"
La soutenance elle-même est intervenue au terme du processus classique:
la thèse a d'abord fait l'objet de deux rapports préalables,
établis par Patrick Tacussel et Patrick Watier – dont les thèses
d'Etat furent dirigées par Michel Maffesoli.
Le vice-président de l'université a ensuite donné son
feu vert. Les membres du jury, sollicités par le directeur de thèse,
ne remettent en principe pas en cause l'attribution du titre, mais
jouent sur la mention – en l'occurrence, "très honorable",
sans félicitations.
Michel Maffesoli, que beaucoup de ses collègues considèrent
comme un franc-tireur et un stakhanoviste – il a dirigé quarante-neuf
thèses entre 1989 et 1995 – a-t-il dérapé en acceptant
de diriger Elizabeth Teissier, qui, ayant l'oreille de François
Mitterrand depuis 1989, bénéficiait des plus hautes recommandations
? "Continuellement, j'ai essayé de la cadrer, d'orienter
sa thèse vers des investigations sur la pratique de l'astrologie
et non pas sur sa scientificité, explique-t-il. C'est une dame
de caractère et je n'y suis pas toujours arrivé. Peu importait,
car je savais que, une fois qu'elle avait produit le minimum requis
pour une thèse, les 400 bonnes pages, les écarts et manques
ne seraient pas graves : comme elle ne devait pas postuler pour un poste
ni même “monnayer sa thèse dans un emploi”,
je pouvais tolérer des écarts."
Il est cependant douteux qu'un chercheur qui se qualifie volontiers
de "renifleur du social" n'ait pas anticipé l'impact médiatique
de la thèse de Mme Teissier. A-t-il voulu, à cette occasion,
s'imposer comme chef de file de la sociologie "compréhensive"
qu'il préconise ? Cette approche, qui considère que
l'implication personnelle du sociologue n'est pas un obstacle
à une analyse pertinente, s'oppose, depuis l'origine de la
sociologie, à un courant qui, pour faire vite, a pour ambition d'étudier
les faits sociaux comme des objets.
Ces dernières années, la sociologie du quotidien a le vent en
poupe, mais est devenue le théâtre d'une vive concurrence
entre les deux approches, note Bernard Valade, professeur de sociologie
à Paris-V. S'il juge "malencontreux" que la sociologie
s'"enrichisse" d'une thèse qui, selon lui, "comporte
des développements tout à fait superflus qui s'attachent
à fonder l'astrologie comme une science", il n'exclut pas
que la réaction de défiance vis-à-vis de Michel Maffesoli
soit aussi sous-tendue par des querelles de personnes : "Les mètres
carrés et les crédits sont chichement distribués…"
Michel Maffesoli n'a pas que des ennemis. Le philosophe Jean Baudrillard
propose de renvoyer ses "détracteurs étranges", tenants de la
rationalité scientifique, "à leur phantasme intégriste
et disciplinaire, et rejeter sans appel leur prétention à s'ériger
en tribunal des mœurs intellectuelles."
UNE LETTRE À JACK LANG
En face, on assiste à la formation d'un front commun inédit:
les rationalistes de l'Association française pour l'information
scientifique (AFIS), pas toujours tendres envers les sciences humaines
– notamment la psychanalyse – se sont rapprochés de sociologues
pour faire une lecture critique de la thèse. L'astrophysicien
Jean-Claude Pecker, professeur au Collège de France et président
de l'AFIS, indique que quatre Prix Nobel, Claude Cohen-Tannoudji,
Jean-Marie Lehn, Jean Dausset et Pierre-Gilles de Gennes, doivent adresser
des lettres de protestation à Jack Lang, ministre de l'éducation
nationale.
Le physicien Jean Bricmont, futur président de l'AFIS, voit,
lui, dans l'"affaire Teissier" un pendant de l'"affaire Sokal",
lancée par son collègue américain Alan Sokal, qui avait
réussi en 1996 à publier dans la revue américaine Social
Text un texte parodiant le jargon des sciences sociales. "Sauf qu'ici
il ne s'agit pas d'un canular", indique-t-il, condamnant "la tendance
au relativisme des sciences sociales, qui se focalisent constamment sur
les rapports de forces sociaux en ignorant les bases de la démarche
empirique en science".
Quant à Elizabeth Teissier, elle "bouillonne" de ne pouvoir
prendre part aux débats tant que son titre de docteur n'est pas
dûment validé. Mais elle a sans conteste atteint son but: faire
parler de l'astrologie.
H.M.