Eloge de la connaissance ordinaire.

On veut oublier les outrances verbales, les insultes et les à peu près théoriques, qui s’apparentent plus à un règlement de comptes qu’à un vrai débat, pour s’en tenir au seul élément conséquent du " point de vue " de Baudelot et Establet, ce qu’ils appellent le " culte du vécu ", ce que pour ma part, je préférerais nommer la recherche du vivant.

C’est bien sûr dans ce cadre général qu’il convient de situer la thèse de madame G. Hanselmann (dite E. Teissier) sur " l’ambivalence fascination-rejet de l’astrologie ", que j’ai dirigée et qui fut soutenue le 7 avril dernier à l’université de Paris V, devant un jury présidé par Serge Moscovici. Les diverses étapes du " contrôle " universitaire ont fait l’objet d’une très grande attention. On peut regretter, et je le regrette personnellement, le battage médiatique et mondain qui fut fait autour de cette soutenance. Un titre de docteur dans telle ou telle matière ne garantit en rien ce qui peut être dit ou fait hors de la discipline. Mais nous ne pouvons pas sélectionner les candidats sur leurs intentions. Ou alors, et ce pourrait être intéressant, il faudrait élargir le débat et réfléchir en quoi la recherche scientifique conforte ou non la technocratie militaro-industrielle, le saccage de la planète ou la répartition inégale des richesses.

En revanche, pour en revenir à la thèse en question, comme cela fut le cas pour d’autres thèses sur le phénomène de la croyance, ceux qui prendront la peine de s’informer sur le fond (thèse et rapports) verront que l’enjeu social et épistémologique (analyser les formes de croyance en l’astrologie) est d’importance.

Dans une telle perspective, analyser le vivant n’est nullement l’indice d’une abdication de l’esprit, mais bien le contraire. Puisqu’il en est fait état, ma singularité (singularité qui tant en France qu’à l’étranger ne laisse plus indifférent) depuis un quart de siècle consiste à insister sur la nécessité de penser rationnellement ce qui est considéré comme " non rationnel ". Repérer son efficace sociale. Et pour peu que l’on ait de la culture sociologique, l’on sait le rôle qu’occupe le non-logique, la passion, l’imaginaire dans ce que Peter Berger et Thomas Luckmann appellent la " construction sociale " de la réalité. Même Durkheim qui appelait à traiter les " faits sociaux comme des choses " a insisté, à maintes reprises sur l’importance des représentations, quoi que l’on puisse penser de celles-ci.

Reprenant comme titre d’un de ses livres l’expression de Bergson : " la Machine à faire des dieux ", S. Moscovici a bien montré comment toutes les grandes œuvres sociologiques (Simmel, Weber …) eurent à se colleter à ce problème : la croyance est une réalité, il convient de la penser.

En la matière, l’astrologie est une de ces croyances et l’analyser sociologiquement ne consiste sûrement pas à lui donner un statut scientifique. Établir une équivalence entre " ma " sociologie et l’astrologie est un amalgame dont on pouvait penser la pratique révolue.

Mais peut être faut-il se purger de ses convictions pour bien comprendre l’évolution de nos sociétés ? En tout cas, c’est ce que, depuis longtemps, je m’efforce de faire et c’est également ce que j’essaie d’enseigner à mes étudiants. Ce qui ne manque pas d’irriter mes détracteurs. Mais il me semble que c’est un bonne manière d’analyser ce qui est et non ce que l’on aimerait qui soit. En effet, la " logique du devoir être " (M.Weber), source de tout moralisme, est la pire des conseillères. Elle conduit tout droit, à la police de la pensée dont on sait les méfaits. La logique inquisitoriale n’est pas loin, dès lors que l’on s’érige en juge de qui doit être pensé et de comment on doit penser.

Certes, il est possible de cantonner la sociologie à reproduire, sempiternellement, sur la base d’une philosophie sociale héritée du siècle dernier, des débats d’écoles qui n’intéressent qu’elle même. Il est à cet égard, instructif d’observer la lassitude éprouvée à l’endroit des querelles de chapelles qui ont lieu en sociologie. Là est la vraie " autodérision " d’une discipline qui n’est plus en prise avec la réalité sociale.

Plus risquée est une pensée, je ne dirai pas singulière, mais typique, c’est-à-dire ayant l’intuition des idées-forces d’une époque donnée, et s’employant à en faire ressortir les " caractères essentiels ". (Durkheim). Parmi celles-là, à l’opposé d’une structuration institutionnelle de la société, l’émergence d’un imaginaire des " tribus " dans tous les domaines du social. Ou encore la transfiguration du politique, permettant de mieux saisir l’étonnante abstention et l’important phénomène des " non inscrits " exprimant la saturation du mécanisme de représentation (philosophique, politique, social) sur lequel se fondent la majeure partie des analyses sociologiques. Et que dire de la " proxémie " (Ecole de Palo Alto), ou du retour du " nomadisme " sous ses diverses modulations. (affectives, idéologiques, professionnelles) …)
Est ce de " l’interprétation gratuite " ou de " l’analyse spontanée " comme on me le reproche ? Peu importe, puisque empiriquement cela a permis et permet de donner un cadre analytique cohérent aux recherches sur les tendances profondes de nos sociétés.

L’on pourrait dresser une liste fort longue d’études faites en France, au Brésil, en Corée sur la musique " techno ", les effervescences sportives, religieuses, le Minitel, la convivialité sur Internet, les tribus homosexuelles et autres manifestations du lien social ne reposant plus sur le contrat rationnel, mais sur un sentiment d’appartenance beaucoup plus émotionnel.

L’astrologie est une de ces " folies ". A côté de la voyance, du maraboutisme urbain et divers syncrétismes religieux, il suffit qu’elle soit là pour qu’elle soit, en effet, passible d’une " connaissance rationnelle ". Pas d’un rationalisme abstrait, ayant la réponse toute prête avant même de poser la question, mais de ce que j’ai appelé " une raison sensible ", s’employant à repérer le rôle des affects, celui des interactions et de la subjectivité. Toutes choses à l’œuvre, à la fois chez les acteurs sociaux, et chez le sociologue qui en fait la description.

Sans pouvoir, ici, le développer, rappelons au passage que, quoique nous soyons en France en retard d’une guerre, les débats méthodologiques de pointe dans la sociologie internationale insistent sur le rôle de l’implication, de l’observation participante, de la " typicalité ", toutes choses relativisant l’objectivisme suranné dont on peut difficilement faire l’unique critère scientifique.

Si la sociologie est en danger, ce n’est pas de ses audaces et de ses " outsiders ", mais bien d’un conformisme de pensée la rendant terne et ennuyeuse à souhait. Pour ma part je considère que la peur de l’étrange et de l’étranger est cela même qui conforte la dérision dans laquelle on commence à tenir cette discipline.

Fermer les verrous de nos universités en ayant peur du vivant engendre, à coup sûr, une folie obsidionale, celle de ce rationalisme morbide ayant peur de son ombre et donc la projetant à l’extérieur sur des thématiques interdites et des chercheurs dangereux.

Une raison ouverte à l’imaginaire, au ludique, à l’onirique social est autrement plus riche en ce qu’elle sait intégrer, homéopathiquement, cette ombre, qui aussi nous constitue.`

Voilà le vrai problème épistémologique soulevé par cette thèse. Voilà le risque que j’ai pris depuis deux décennies en acceptant des sujets de thèse refusés ailleurs. Bien évidemment j’ai toujours assumé et assume pleinement ce risque.

Au- delà del’auteure de la thèse en question, pour laquelle la question ne se pose pas, on peut espérer que les menaces à peine voilées contenues dans l’article de Baudelot et Establet, ne serviront pas de prétexte, dans le secret des commissions, pour " liquider " des candidats dont le seul tort aura été d’étudier, avec rigueur, des sujets considérés comme tabous.

Parmi les différentes manières d’aborder les faits sociaux, aucune n’étant exclusive, celle qui le fait à partir du quotidien, du banal, de l’imaginaire, s’emploie à rester enracinée, sans a priori normatif ou judicatif, dans ce qui est l’existence de tout un chacun. Même si cela peut paraître paradoxal, une connaissance ordinaire.

On peut se demander, d’ailleurs, si ce n’est pas en étant outrecuidante, arrogante, moralisatrice, en bref, en ayant un savoir absolu et, en son sens étymologique totalement abstrait, c’est-à-dire en refusant d’analyser ce qui est, qu’une certaine sociologie dogmatique fait le lit des diverses formes de fanatismes qui, d’une manière sauvage, risquent de proliférer ? La question mérite d’être posée et débattue, si possible sereinement.

 

Michel Maffesoli

Professeur des universités.

Directeur du Centre d’Etudes sur l’Actuel et le Quotidien –Paris V

 

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