Point de vue
Faut-il se faire vacciner contre la grippe A ? par Philippe Cibois
LEMONDE.FR | 24.11.09 | 18h13  •  Mis à jour le 24.11.09 | 18h22

'obstacle à la vaccination est que, du point de vue rationnel, il ne faut pas se faire vacciner : pourquoi prendre le risque de complications qui peuvent être graves pour éviter une maladie en général bénigne ? On comprend que les foules ne se soient pas précipitées dans les centres de vaccination mis en place par les autorités. Les appels au civisme, à la responsabilité, à la solidarité restent lettre morte quand on voit que s'abstenir de courir un risque est parfaitement raisonnable.

C'est une autre rationalité qui est prise en compte par les autorités : si la proportion de personnes vaccinées reste faible, l'épidémie de répandra, désorganisera le système social et fera aussi des morts dans une population jeune. De ce point de vue, il est raisonnable de se faire vacciner car le bénéfice collectif est fort.

Peut-être, mais moi, individu, il est normal que mon intérêt me guide et je ne vois pas pourquoi je dois poser un acte qui aille à mon détriment. Quelle réponse faire ? Elle est à chercher par analogie avec des comportements que nous avons dans des groupes restreints : nous trouvons normal de ne pas prendre en compte notre intérêt immédiat quand l'intérêt de notre couple, de notre groupe d'amis, de notre association est en jeu.

Cette manière d'agir à l'intérieur d'un groupe restreint est assez commune : on sait bien que la vie en couple est faite d'accommodements raisonnables et que dans un groupe "chacun doit y mettre du sien" ce qui est une manière polie de dire que, au contraire, chacun doit oublier un peu son intérêt strict, ne pas mettre l'accent sur ce qui divise, toujours supposer la bonne volonté de l'autre.

Comment passer d'une situation de petits groupes où le souci actif pour le bien du groupe est une attitude assez répandue, à la situation plus collective, face à des groupes non volontaires, de grande taille, sans interconnaissance, anonymes ? La réponse est encore l'intérêt, la rationalité, mais d'un autre ordre. Dans une collectivité importante, même si elle est régie par une organisation collective, une police, une administration, si la situation sociale vient à se dégrader pour cause de catastrophe, de guerre et évidemment d'épidémie grave, le réflexe de l'intérêt individuel strict, c'est la violence, la guerre pour la survie, par tous les moyens, la loi de la jungle. C'est la pire des situations et il est de l'intérêt strict de chacun de l'éviter en refusant cette attitude, en acceptant pour cela de renoncer à son intérêt personnel strict pour accepter des limitations, des contraintes, voire un danger personnel.

Se faire vacciner est courir un danger faible, mais un danger quand même : il est rationnel de l'accepter pour éviter le danger plus grave d'une épidémie qui nous menace collectivement de désorganisation. L'accepter est notre contribution personnelle au bon fonctionnement collectif dont nous tirerons des bienfaits car plus nombreux sont les vaccinés, moins l'épidémie se répand. Psychologiquement, cette attitude nous met dans la satisfaction du jeu collectif, ce sentiment de solidarité active des équipiers qui fonctionnent bien ensemble et qui peuvent aller ainsi jusqu'au bout du monde, sans souci du risque personnel.

Cette attitude de souci actif du collectif est aussi vieille que notre culture : Cicéron disait déjà que le lien le plus fort est le lien de la cité, dans laquelle il faut que les hommes "puissent se rendre service les uns aux autres,(…), mettre en commun les intérêts de tous par l'échange des bons offices, en donnant et en recevant, et tantôt par nos compétences, tantôt par notre travail, tantôt par nos ressources, resserrer le lien social des hommes entre eux." (Des devoirs I, VII, 22). Sinon, c'est la lutte de chacun contre tous, la guerre civile : Cicéron en a été victime. Toute collectivité qui veut continuer à vivre ne doit pas oublier cette leçon qui est strictement rationnelle, non morale.

Philippe Cibois est sociologue et professeur émérite de l'université de Versailles-SaintQuentin-en-Yvelines.