L'OTAN contre la Serbie

L'Eglise et la guerre
Article paru dans l'édition du 30.04.99
N évêque en première page du Monde pour un numéro daté du dimanche de Pâques, c'était habituel, mais, ce qui l'était moins, c'était l'objectif de son auteur, Mgr Jacques Delaporte, qui est, selon le titre de l'article, d'imposer la paix par les armes. Il faut lui reconnaître une grande cohérence et une bonne intelligence de la situation : il est président de la commission « justice et paix » de l'épiscopat français, et son analyse est prudente et raisonnable aux yeux des hommes.

Mais je proteste avec force, car un chrétien qui prétend parler comme chrétien et non comme expert n'a pas le droit de s'exprimer ainsi. Accepter de discuter techniquement sur une éventuelle « guerre juste », c'est renier l'Evangile et les prophètes d'Israël qui l'ont nourri, c'est mettre à mal un fondement de la dynamique de notre histoire qui, après deux mille ans de christianisme, nous influence tous, quelle que soit notre attitude vis-à-vis de l'Eglise actuelle. Réfléchir sur l'aspect justifié ou non d'une intervention armée, c'est croire encore que le rôle de l'Eglise est d'autoriser moralement des comportements, de peser au trébuchet des cas de conscience : l'autonomie des hommes d'aujourd'hui fait qu'un tel comportement est foncièrement anachronique, mais, plus grave encore, qu'il cache le message évangélique.

Puisqu'un évêque dont c'est la mission de rappeler le message chrétien ne donne qu'une parole d'expert, qu'il soit permis à un chrétien (par ailleurs agnostique) de rappeler l'essentiel et tout d'abord que le « Tu ne tueras pas » s'impose à tous, qu'il est une loi antérieure au Christ et que celui-ci n'a pas abolie. L'évidence de cette loi s'impose d'ailleurs d'elle-même : la violence entraîne la violence dans une chaîne de vengeances sans fin. Attaquer par la force un ennemi, c'est s'enfermer dans une violence cyclique.

L'Evangile le rappelle en proposant une solution prophétique, quand le cycle de la violence s'est instauré, qui consiste à casser cette dynamique par un refus de la riposte : tendre l'autre joue quand la droite a été frappée est plus un scénario qui aide à comprendre un aspect de l'attitude évangélique qu'une recette pour agir. Mais la spécificité chrétienne n'est pas encore là, car la non-violence est une pratique prophétique que l'on trouve dans diverses civilisations : la spécificité chrétienne réside dans le fait que l'échec n'est pas fatal. La violence n'est pas instaurée pour toujours : celui qui l'a instaurée peut se rendre compte de son échec, accepter de mourir à ses convictions anciennes et renaître avec un esprit nouveau.

Accepter de discuter techniquement d'une éventuelle « guerre juste », c'est renier l'Evangile

Soyons donc concret et imaginons ce qu'aurait pu dire un évêque parlant en tant que chrétien et non comme un expert : « Vous n'avez pas le droit, hommes politiques, de vous résigner à frapper la Serbie. Il y avait d'autres solutions qui auraient été efficaces si vous les aviez imaginées à temps et elles paraissent plus clairement aujourd'hui. Il fallait se préoccuper des Kosovars, les écouter, tenir compte de leurs plaintes. Mais vous ne l'avez pas fait car vous n'avez pas écouté le faible, l'opprimé dont la parole vous semblait négligeable. Vous êtes d'ailleurs en train de recommencer semblable aveuglement avec les Kurdes et avec bien d'autres. Le souci du faible et de l'opprimé est la seule solution pour empêcher la violence : la recette est d'ailleurs valable pour les délaissés de notre pays. Se sentir solidaire des plus démunis n'est pas qu'une exigence morale, c'est la clé de l'élimination de la violence, c'est une anticipation d'une pacification de la société. » « Mais, pour le voir, vous devez mourir à vos convictions, à vos certitudes, à vos façons de voir de classe, d'éducation ; accepter d'être pris à partie par ce qui est sous vos yeux, et, puisque l'on s'adresse à des hommes politiques, faire accomplir cette démarche aux autres, aux nantis en leur rappelant que la violence est la désintégration sociale et que, pour y échapper, il faut accepter de se remettre en cause ainsi que ses privilèges, ses convictions, son confort, même si, en rappelant cela, vous faites courir un risque à vos ambitions, à votre avenir d'homme politique qui nécessite de tenir compte de l'opinion. » « La spécificité du message chrétien, ce n'est pas la loi de respect de la vie de l'homme, héritage commun de beaucoup de civilisations ; ce n'est pas le souci du proche, que les prophètes avaient déjà, que le stoïcisme ancien prêchait également ; c'est, une fois dans l'échec de la violence, dans l'erreur, dans la catastrophe d'une guerre engagée, la conviction que l'échec n'est pas fatal, que la guerre n'est pas sans retour, que la mort peut entraîner la vie si chacun meurt à lui-même, c'est-à-dire si chacun accepte de se convertir à une nouvelle manière de voir, conforme à la loi de respect de l'autre. Cette conversion peut être communicative si nous nous remettons profondément en cause et si nous savons manifester notre nouvelle manière de nous comporter par des gestes forts, prophétiques. »

On pourrait aussi, comme le prophète Isaïe, s'adresser aux grands de ce monde en fustigeant leur courte vue, leurs intérêts immédiats qui envahissent leur champ de vision. Lui disait « malheur à vous, ceux qui appellent le mal bien et le bien mal » (Is 5/20) et l'on pourrait à sa façon dire aujourd'hui : - « Malheur à vous, généraux, qui concevez votre intervention comme le chef-d'oeuvre de votre carrière, qui va vous donner réputation et décorations alors que vous devriez être tremblants et honteux de semer la destruction et la mort » ; - « malheur à vous, politiques français de la majorité ou de l'opposition, qui gardez en tête que vous êtes quand même en compétition » ; - « malheur à vous, vous tous qui n'oubliez jamais de rappeler que vous aviez eu raison, qu'on ne vous a pas écoutés » ; - « malheur à vous Américains qui voulez bannir les Etats voyous et qui devenez des shérifs expéditifs. »

On pourrait multiplier ainsi les invectives, mais ce n'est peut-être pas indispensable, car tout celà est déjà dit par les journalistes, les commentateurs, par l'ironie mordante des Guignols dont le ressort comique s'appuie justement sur la contradiction qui existe entre des comportements qui devraient se soucier de sortir de la violence et la réalité des arrière-pensées électoralistes, de carrière, d'intérêt.

Le message évangélique n'est pas le privilège de quelques gens d'Eglise : il est tellement à la racine de toute notre histoire qu'il n'est pas besoin d'être croyant ni pour le rappeler ni pour l'entendre car il est au coeur de chacun de nous où il résonne. Le comprendre est simple, mais, pour l'écouter, il faut se sortir de soi, c'est-à-dire se convertir.

PAR PHILIPPE CIBOIS