De « La Peste » à la grippe A
Article paru dans l'édition du 13.09.09
Relire Camus est éclairant sur les réactions face à une pandémie




a pandémie de grippe A n'a pas de précédent, et tant les pouvoirs publics que les observateurs hésitent entre la tentation de la dramatiser ou au contraire d'en minimiser la portée.

Pourtant une description d'une épidémie d'une maladie grave survenue dans un pays développé a été faite par Albert Camus en 1947 dans le tableau de la peste qui aurait sévi à Oran dans les années 1940. Certes, il s'agit d'une pure invention de l'auteur, et beaucoup y voient alors une allégorie des événements récents de l'occupation allemande, mais il n'empêche : l'auteur a fait une description minutieuse de ce qui s'est passé. Sa finesse d'observation nous invite à relire La Peste (Gallimard, 1947) avec l'oeil neuf de celui qui veut voir comment peut se dérouler une épidémie dans toute son ampleur.

Au début de l'épidémie, le narrateur note que personne ne se sent concerné, que personne n'accepte la situation, mais que chacun est surtout sensible à ce qui dérange ses habitudes et atteint ses intérêts. C'est bien la situation actuelle : si l'école où vont mes enfants ferme, il faudra bien que quelqu'un les garde. Si, dit une responsable de maison de retraite, les employées doivent toutes garder leur enfant, qui fera les soins des personnes invalides ? Qui conduira les engins de transport ?

Chacun dans La Peste anticipe ses problèmes à venir, et seul le médecin, « qui a un peu plus d'imagination », sent naître en lui « ce léger écoeurement devant l'avenir qu'on appelle inquiétude ». Mais ce n'est pas encore le cas général, et comme le note Camus, la première réaction, c'est de critiquer les pouvoirs publics. Il en est de même aujourd'hui : on les juge comme faisant d'amples gesticulations pour donner l'impression qu'ils anticipent le problème et faire ainsi oublier leur incurie lors de la canicule récente. Quant à l'efficacité des mesures envisagées, il faut leur appliquer celle que le narrateur prévoit : « Si l'épidémie ne s'arrêtait pas d'elle-même, elle ne serait pas vaincue par les mesures que l'administration avait imaginées. »

La comparaison de la grippe A et de la peste est assez cohérente en ce qui concerne la vitesse de propagation, mais la comparaison ne vaut pas pour sa nuisance : la peste tue beaucoup plus que la grippe. Cependant, comme la grippe A tue aussi en quelques jours par pneumonie virale, mais dans une proportion moindre, il vaut la peine de réfléchir, en suivant Camus, sur les comportements de ceux qu'il appelle « ses concitoyens ».

En effet, la peur peut très légitimement venir et entraîner, dans le cas de l'enfermement dans Oran, un désir de fuite ou au contraire de claustration. Le héros du livre, le médecin, ne condamne pas cette attitude, mais il en a une toute différente, qu'il qualifie simplement d'honnêteté. « C'est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c'est l'honnêteté. » Et à son interlocuteur qui lui demande ce que c'est, il répond : « Je ne sais pas ce qu'elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu'elle consiste à faire mon métier. » Réponse à peu simple pour un médecin, mais qu'est-ce qu'avoir cette attitude dite d'honnêteté dans le cas général ?

La réponse nous est fournie par la constitution à Oran, pour répondre à l'inefficacité des mesures officielles, de formations sanitaires faites de volontaires dont le narrateur dit que ceux qui s'y consacrèrent n'eurent pas si grand mérite à le faire, « car ils savaient que c'était la seule chose à faire et c'est de ne pas s'y décider qui alors eût été incroyable ». Voici la clé pour aujourd'hui : la pandémie risque de désorganiser notre vie de tous les jours, et la seule chose à faire, ce n'est pas de nous demander comment nous allons nous arranger nous-mêmes, mais ce que nous pourrons faire pour garder des enfants, assurer malgré tout un service minimum dans notre milieu de travail ou aider dans des maisons de retraite.

Cette perspective libère, car elle fait passer de l'écoeurement de l'inquiétude à, pour conclure comme Camus, la conviction « qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ». Le dire encore aujourd'hui n'est pas une constatation ni un voeu pieux, c'est une posture efficace. Il faut relire La Peste.

Philippe Cibois