2000 ou 2001 ?
Article paru dans l'édition du 12.04.97
UAND va débuter le XXIe siècle, et donc aussi le troisième millénaire ? Au 1e janvier 2000 ou au 1e janvier 2001 ? Si, comme tout un chacun, vous optez pour l'an 2000, on vous traite d'inculte, puisque le premier siècle de l'ère chrétienne commence en l'an 1, le deuxième cent ans plus tard, en 101, et le XXIe en 2001. Cette querelle entre les tenants du nombre rond et les chronologistes est séculaire, et le début de notre actuel siècle avait déjà connu un débat analogue.

Pour ce qui est du début du XIXe , le débat n'a pas eu lieu, du simple fait que le calendrier républicain a été en vigueur de 1793 à 1805. Notons cependant la manière de parler de Victor Hugo, qui déclare que « ce siècle avait deux ans » pour parler de sa naissance, en 1802, ce qui veut dire que pour lui le siècle est né en 1800.

Remontons encore : le début du XVIIIe a connu sa querelle, comme l'atteste une lettre de Leibniz à son ami Hertel du 9 janvier 1699 : « Toute la cour de France est en rumeur et on dispute depuis le roi jusqu'aux porteurs de chaise, si le siècle suivant commence l'an 1700 ou 1701. »

Et auparavant ? La fin du XVe siècle et le début du XVIe sont marqués par une querelle de calendrier, mais sans rapport avec notre propos : il s'agit de l'application de la réforme grégorienne de 1582, qui avait pour but de corriger les erreurs du calendrier julien, et dont l'une des mesures avait été la suppression de dix jours.

Voyons bien quel est l'enjeu du débat : d'un côté, une pratique spontanée et massive qui charge de signification le moment où le compteur d'années se retrouve sur un nombre rond. L'an 2000 a bercé l'imaginaire de la science-fiction pendant des décennies, et l'arrondi au nombre rond est l'usage général pour désigner les sommes monétaires (du « t'as pas 10 balles » au mythe du « millionnaire » puis du « milliardaire »), ainsi que toutes les quantités utilisées dans la vie courante.

D'un côté, il y a donc le nombre rond et son usage massif. Mais contre lui est mis en oeuvre un raisonnement mathématique appuyé sur une considération chrono- logique.

L'argument chronologique est que la première année de notre ère commence en l'an 1. Pour commencer, il faut bien quelque chose, et tous les changements d'ères commencent à un, que ce soit l'ère chrétienne, l'Hégire ou l'an 1 du calendrier républicain. L'argument mathématique qui en découle est que pour faire un siècle de cent années, il faut aller jusqu'à la fin de la centième année et ne faire donc commencer le siècle suivant qu'avec un nouveau numéro un.

Reprenons les arguments, et d'abord le raisonnement chronologiste. Du point de vue de ceux qui l'on vécu, le premier siècle de notre ère n'a jamais existé : l'évangéliste Luc, quand il veut dater l'événement de la naissance du Christ, prend des points de référence connus (recensement de César Auguste, mention du gouverneur de Syrie Quirinius). Il aurait pu utiliser, comme le faisait son époque, l'olympiade en cours ou la date par rapport à la fondation de Rome.

En fait, le premier siècle est une invention qui date du VIe , puisque c'est en 532 que le moine Denys le Petit proposa de prendre la naissance du Christ comme référence pour une nouvelle ère. Dire que la naissance du Christ coïncide avec la première année de notre ère est une pure convention que l'on peut modifier. Par exemple, les astronomes, gens de rigueur s'il en fut, ont éprouvé le besoin de faire des opérations arithmétiques sur les dates et, pour cela, depuis Cassini, ils ont placé une année zéro avant l'année un. Tout, en ce domaine, étant pure convention, l'année zéro fait tout autant référence à la naissance du Christ que l'année un, puisqu'elle se situe par rapport à elle. D'ailleurs le Christ était déjà né depuis plusieurs années, car les calculs de Denys le Petit ont été remis en cause.

Si on lui ajoute par convention cette année zéro (ou l'an -1 si l'on ne veut pas d'année zéro), le premier siècle dure cent ans et va jusqu'à fin 99. Le deuxième siècle commence en 100 et ainsi de suite. La rigueur mathématique rejoint ainsi l'usage : la convention est modifiée, ce qui est possible au vu de son arbitraire, et elle fait droit ainsi à la réalité sociale.

Remarquons bien qu'en supposant une année zéro, on ne fait que suivre une autre convention très répandue : la notation de l'âge des individus. Ce n'est qu'au bout d'un an que l'on fête son premier anniversaire : avec ce système, dès le jour de ses dix ans, on attaque sa deuxième décennie et les joyeux centenaires leur nouveau siècle à cent ans. Le nombre rond amorce la rupture : il y a conjugaison du phénomène chronologique et du phénomène mathématique. Il est normal que cette manière de faire se répercute sur l'âge de notre civilisation. En l'an 2000, en prenant pour point de départ « l'an d'avant l'an un », nous fêtons nos deux mille ans d'âge, nos deux millénaires écoulés, et nous entrons dans le troisième. N'est-ce-pas raisonnable et rigoureux ?

Dans la lettre apostolique Tertio millennio adveniente, qui annonce l'année jubilaire pour l'an 2000, il n'est jamais dit quand commence le millénaire. Visiblement au courant du présent débat, l'Eglise n'a pas voulu trancher et considère l'an 2000 comme la porte, le seuil qui nous fait entrer dans le nouveau millénaire. Le propre d'une porte étant d'être un intermédiaire, il est donc assuré qu'avant l'an 2000, nous sommes avant le passage, et qu'après, nous serons dans le millénaire suivant. Ces arguties que d'aucuns qualifieraient de jésuitiques, mais que d'autres tiennent simplement pour de la prudence, ne doivent pas faire perdre de vue que c'est le nombre rond qui est choisi depuis sept siècles par l'Eglise.

Le nombre rond est en effet fondamental dans ce qui nous occupe : le siècle et le millénaire sont des nombres ronds d'années, et ils ont un impact social pour cette raison. Contrairement au jour et à l'année, qui ont une base astronomique, le siècle est une pure convention sociale : la fixation progressive à cent ans est socialement déterminée par le nombre rond, comme pour la décennie ou le millénaire.

Donc, tant pour la fixation du point de départ que pour la durée, nous sommes en pleine convention sociale. Et l'on voudrait arguer du fait que la convention utilise du numérique pour trouver une logique mathématique qui contredise l'effet social du nombre rond qui est à l'origine même de la convention de durée ? Ce n'est pas raisonnable : la logique du système est une logique sociale, non mathématique, même si elle utilise des nombres pour s'exprimer, et c'est cette logique sociale du nombre rond qui doit l'emporter. D'où vient que nous soyons obligés de ferrailler ainsi pour défendre une manière de faire pourtant si répandue ? D'où vient que les courriers des lecteurs contestent si souvent le début du siècle au nombre rond au nom de la vérité terrassant l'erreur, sous la forme d'une critique d'une erreur populaire due à l'inculture ? On trouve souvent des expressions comme « sempiternelle erreur », « contresens qui frise l'inculture » ? Le ton est volontiers agressif, et l'on se souvient d'un correspondant de Claude Sarraute lui écrivant, il y a quelques années, « noir de colère sur blanc de rage. Il en a marre de voir les médias tromper l'opinion... ». La protestation est à base mathématique dont la rigueur doit terrasser l'erreur de l'inculture.

L'inculture reculant devant la science : on retrouve là un vieux schéma, celui des Lumières ou, au siècle suivant, celui de la Science s'attaquant aux fausses croyances du peuple. La critique de l'an 2000 comme début du millénaire ne serait-elle pas un nouvel avatar de l'esprit des gens « éclairés », de formation scientifique, face aux erreurs du pauvre peuple ? La différence est que les médias jouent aujourd'hui le rôle autrefois dévolu à la religion, qui se faisait la propagatrice des légendes. Si l'on éprouve le besoin d'aller contre l'opinion commune, c'est au nom de la science et de la culture allant en guerre contre les restes de superstitions populaires. On comprend qu'il s'agisse d'un réel combat, et c'est ce qui explique la virulence des attaques.

Ce n'est pourtant pas un bon combat : la culture scientifique ne doit pas se réduire à la chronologie, mais accepter que la convention du nombre rond soit ce qui dirige l'usage qui, même massif, n'est pas pour autant déraisonnable : la vox populi est bien ici la vox Dei.

PAR PHILIPPE CIBOIS