Point de vue

Démasquer les méthodes du collectif de Tarnac

Les "mis en examen dans l'affaire dite de Tarnac" viennent de préciser leur attitude dans Le Monde du 25 février : il faut les critiquer mais aussi leur répondre. Les critiquer d'abord : il n'est pas possible d'identifier la France avec la Tunisie de Ben Ali sous prétexte de persécutions policières. En effet, si la police les pourchasse, c'est, disent-ils, pour des "motifs dérisoires" comme s'attaquer à des distributeurs automatiques, des voitures, ou poser "quelques innocents crochets" sur des caténaires. L'aveuglement est ici total car si ces violences ne portent pas atteinte aux personnes, elles relèvent du mécanisme qui est celui de toute insurrection dont la légitimité est à peser avec soin.

La rébellion peut être un devoir moral, on l'affirme depuis Sophocle dans le cas d'Antigone et la Résistance l'a rappelé, mais il faut que les actions utilisées soient adaptées au but recherché pour qu'elles deviennent légitimes. Ce n'est pas le cas : on ne lutte pas contre la crise en "bloquant les flux", périphrase employée pour bloquer les TGV. De plus, les "tarnaciens" retrouvent des réflexes classiques : comme on n'arrive pas à faire la révolution, on se rabat sur des objectifs plus limités et, comme ceux-ci sont l'objet de poursuites pénales, se produit alors le cercle de la répression protestation qui devient la justification idéale. Comme la réalité de la répression ne peut être mise en doute, elle légitime d'une manière rétroactive ce qui a été fait auparavant.

Dans une démocratie comme la France, c'est l'action non-violente qui doit être utilisée car son efficacité est liée au fait que l'on doit arriver à convaincre. Une manifestation, une grève, un boycott, une pétition supposent autrement d'énergie qu'un sabotage ponctuel : il faut argumenter, expliquer et ne pas rester dans les certitudes du cercle restreint de ses camarades. Penser que l'on a raison contre l'apathie des masses et que l'on est la conscience qui réveillera les intelligences ne devrait plus être pensable après ce qui a été vécu au siècle précédent. Comme c'est le cas des tarnaciens, il faut leur répondre, mais pas à la manière du pouvoir en place.

J'emprunterai ma réponse à Eugenio Scalfari, le créateur et ancien directeur du quotidien La Repubblica, conscience de la gauche italienne. Il reprend, après les attentats en Espagne de mars 2004, l'image du révolutionnaire qui doit être dans son milieu comme un poisson dans l'eau et utilise l'expérience de l'éradication du terrorisme dans l'Italie des années de plomb.

"Si les poissons grands et petits du terrorisme nagent dans une eau nutritive et abondante, ils seront imprenables et de toute façon se reproduiront, ils élargiront leur rayon d'action, ils se répandront comme un cancer jusqu'à ce qu'ils infestent tout l'organisme social et le tuent.  Il n'existe qu'une recette efficace pour combattre le terrorisme : il faut assécher l'eau qui l'entoure et le laisser à sec et, une fois ceci fait, extirper les racines du phénomène." (La Repubblica du 16 mars 2004).

L'astuce des tarnaciens est de montrer qu'ils ne pratiquent pas de méthodes terroristes comme les brigades rouges alors qu'ils en ont le même modèle intellectuel : ils veulent par leurs actions symboliques accélérer les prises de conscience. Les assimiler à des terroristes comme le voudrait le pouvoir est exagéré et ils ont raison sur ce point. Leur attitude n'en est pas moins injustifiable car elle nie les règles de l'action politique : il faut donc "assécher l'eau qui les entoure" en n'ayant aucune complaisance vis-à-vis de leur action.

Pour "extirper les racines du phénomène", il faut agir contre la crise et la financiarisation de l'économie : il faut s'attaquer aux prélèvements indus qui sont générés par la mondialisation de l'économie et par exemple employer des armes qui ont montré leur efficacité planétaire comme le boycott. Mais ce genre d'action fait appel à l'intelligence humaine et ne cherche pas à frapper les imaginations par un geste violent symbolique : c'est plus difficile, mais plus efficace. Le cercle vicieux de la répression protestation doit être cassé : il faut juger rapidement les actes commis et eux seuls. Mais si, face au traitement actuel de la crise, l'indignation est nécessaire, l'action collective non violente l'est encore bien davantage.

Philippe Cibois, professeur émérite de sociologie de l'université de Versailles-St-Quentin en Yvelines
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